À l’heure où le capitalisme mondialisé prend un virage toujours plus brutal, les conflits politiques, sociaux, environnementaux et armés explosent. Ce dossier, dont voici l'introduction, vise à analyser ces phénomènes pour mieux les combattre.

T. Guintrand, S.Janes & F. Vergne

Sommes-nous en train de vivre un nouvel âge de l’impérialisme ? Et si oui, comment convient-il de le définir pour mieux le combattre ? La sinistre actualité voit les pays impérialistes dominants s’accorder pour faire table rase du droit et des traités internationaux ainsi que des formes de démocratie libérale. Dans un contexte de crises de plus en plus imbriquées – dont la crise écologique est l’expression la plus extrême –, se mènent des guerres technologique, commerciale et extractiviste à l’échelle mondiale, qui combinent, dans des proportions variables selon les acteurs et circonstances, domination oligarchique de la finance, contrôle des technologies et des communications planétaires, mainmise sur le marché par l’intervention de plus en plus directe du pouvoir étatique et militaire et redistribution néocoloniale.

Soulignons ce paradoxe apparent : l’interdépendance des pays s’est renforcée en même temps que l’explosion de conflits politiques, sociaux et environnementaux mais surtout armés. La volonté de Trump de remodeler l’ordre géopolitique en sa faveur peut se lire comme la réponse à la fin de la « mondialisation heureuse » à laquelle les néolibéraux de toutes obédiences avaient voulu faire croire après la chute de l’URSS. Extension de sa zone d’influence, vassalisation de l’Europe, recherche d’un nouveau Yalta avec la Russie et appui total à la politique criminelle de Netanyahou dans l’espoir de s’assurer le contrôle du Moyen-Orient et de pouvoir se concentrer sur la concurrence économique et géostratégique avec la Chine forment un tout. Mais si les États-Unis sont à l’avant-garde de ce basculement impérial, c’est aussi parce que leur hégémonie est menacée par le déclin de l’impérialisme occidental et la montée en puissance des pays autrefois périphériques, dont l’émergence avec la Chine d’un géant susceptible de contester sur bien des terrains leur suprématie.

Du pareil au… pas tout à fait même

Ce que le néofascisme de Trump refuse en reprenant l’offensive. Romaric Godin, dans un article de Mediapart de février 2025 [1], le fait justement remarquer : « Les États-Unis ne deviennent pas impérialistes avec Trump, mais cet impérialisme change de nature. Il ne laisse plus la place à l’illusion de la souveraineté, il ne s’embarrasse pas de contreparties. Ce que cherche la nouvelle administration, c’est une vassalisation complète où les intérêts économiques des États-Unis seraient sanctuarisés. C’est un impérialisme de prédation », avant de conclure que « les évolutions du capitalisme mondial ont modifié profondément la nature de l’impérialisme états-unien. Ce dernier sera désormais à l’image du trumpisme : un dangereux retour en arrière vers le chaos, la guerre et le colonialisme ». La déstabilisation des empires constitués devient le fondement des affrontements et de leur logique de guerre permanente et illimitée.
Mais si ces réalités sont peu contestables, on peut avec quelque recul historique se demander si, au fond, ce « nouvel âge de l’impérialisme » ne reprend pas dans un contexte géopolitique modifié et sous des formes exacerbées les traits constitutifs de « l’impérialisme d’avant » en pire.

Rappelons la définition donnée par Lénine dans son ouvrage, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme :

« L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. »

Ces traits ne restent-ils pas largement confirmés aujourd’hui ? Qui peut douter que l’expansion massive du capital financier soit plus grande encore aujourd’hui qu’à son époque. Et que cette tendance provoque non une coopération (comme l’avait pronostiqué Kaustky peu avant la Première Guerre mondiale et bien avant donc l’inénarrable Alain Minc), mais une rivalité entre grandes puissances en quête d’hégémonie. On ajoutera sans problème l’importance croissante des monopoles (pensons aux Gafa), qui étendent leur emprise. Nous sommes parvenus à un âge où les multinationales s’associent ou même fusionnent avec des institutions telles que le Fonds monétaire international, et de « propriétaires universels » tels que BlackRock et Vanguard, qui détiennent des parts majoritaires dans des partenariats dirigés par les États. La concurrence alors n’est pas annulée mais déplacée et exacerbée sur le terrain géopolitique, créant des conflits particulièrement aigus.

Des « classiques » de l’analyse de l’impérialisme en éclairent d’autres aspects, en particulier la colonisation.

Pour Rosa Luxemburg, « l’impérialisme est l’expression politique du processus de l’accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux autour des derniers territoires non capitalistes encore libres du monde ». Se trouvent décrits ici non seulement les caractéristiques de puissances impérialistes distinctes, mais aussi la logique même du développement de l’économie capitaliste mondiale.

Le capital partout, la guerre partout

Les formules de Lénine et de Rosa Luxemburg résument en somme, à l’échelle de l’histoire longue du capitalisme, deux transformations majeures qui marquent l’entrée dans l’ère impérialiste. D’une part, les dynamiques de l’accumulation et la reproduction du capital aboutissent à la formation d’un capital monopolistique financier qui contrôle désormais les différents types de capitaux destinés à une valorisation : productif, commercial, prêt avec intérêt, foncier et immobilier (à quoi il conviendrait d’ajouter « communicationnel »). D’autre part, le déploiement d’un marché mondial s’avère indissociable de l’intervention des États-nations rivaux qui jouent un rôle central dans cette extension internationale conflictuelle du capital.

Sans trancher sur le caractère fondamentalement nouveau ou pas de l’impérialisme que nous voyons se redéployer, du moins peut-on relever que le terme même d’impérialisme, qui avait quasiment disparu du vocabulaire médiatique et académique dominant avec l’illusion d’une mondialisation heureuse apportant paix et prospérité universelle, revient aujourd’hui en force. Il prend dans une large mesure la place d’autres concepts présents dans l’univers médiatique et académique au cours des décennies passées : mondialisation, globalisation, et jusqu’à l’oxymore euphémisant de « coopération antagonique ». À l’épreuve du réel, il rend compte de la structure de domination de l’espace mondial par quelques grands pays et leurs multinationales qui viennent capter les richesses produites par le travail, saigner les peuples et piller les ressources naturelles.

Contrer le chaos impérialiste

Nous proposons dans ce dossier de passer en revue, sans prétendre être exhaustifs, plusieurs aspects de l’impérialisme et de confronter diverses grilles de lecture. L’intérêt de ce questionnement n’est pas seulement descriptif mais conduit à réfléchir aux stratégies anti-impérialistes à mettre en œuvre.

En premier lieu, dans un monde qui semble de plus en plus incontrôlable aux plans économique et écologique, est-on en mesure de dresser un tableau du nouveau désordre mondial et de la géopolitique du chaos qui s’annonce ? Est-il pertinent de parler comme il l’est fait parfois d’impérialisme multipolaire ? Et à quel futur peut renvoyer l’inégal et imprévisible jeu à quatre (ou plus) que l’on voit se dessiner ?

Plusieurs questions liées viennent ensuite. Qu’en est-il d’abord de la géographie et des formes du nouveau partage néocolonial lorsque pillages, prédation, extractivisme, annexions, interventions militaires et quasi-extermination des peuples autochtones se donnent la main ? Ensuite, de quelles logiques internes (militarisation de sociétés) et externes la mondialisation surarmée est-elle porteuse, et quel rôle joue le développement exponentiel de l’appareil militaro-industriel dans la course à la guerre ?

Enfin, à l’heure de l’intelligence artificielle, à quel détournement militaro-sécuritaire peuvent conduire les velléités et les illusions barbares du techno-impérialisme ? Nouvel âge du colonialisme, militarisme et transhumanisme ne sont hélas pas les seuls fléaux dont l’impérialisme est porteur. La dimension écocide de l’impérialisme environnemental est essentielle. Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Razmig Keucheyan, la nature est devenue un champ de bataille. L’impérialisme est tout à la fois un mode de soumission pour des classes laborieuses et d’extermination pour le métabolisme environnemental. Et tout aussi importantes sinon plus sont les attaques et la vision du monde genrées que l’on voit s’affirmer dans des registres où la bêtise crasse le dispute à la brutalité viriliste, entre viols comme arme de guerre, suprématie de l’homme blanc et assignation genrée des tâches et des destins.

Peut-être objectera-t-on aux questions soulevées leur caractère trop global et pas suffisamment différencié en fonction des réalités nationales. Il serait tout à fait erroné d’en conclure à l’existence d’un empire transnational du capital. L’interdépendance économique capitaliste ne supprime pas les spécificités concrètes et les rivalités nationales, non plus que les différences de niveau de développement et de buts stratégiques propres. Ainsi les problématiques impérialistes des États-Unis, de la Russie et de l’Union européenne sont loin d’être identiques. C’est d’ailleurs le mérite de la théorie du développement inégal et combiné d’aider à une meilleure compréhension de ce fait. Il nous a donc semblé judicieux de s’attarder quelque peu sur les problématiques des trois entités impérialistes que constituent les États-Unis, la Russie et l’Union européenne.

On ne saurait conclure sans mentionner les raisons d’agir et d’entrer en résistance. Il s’agit tout à la fois de conjurer les catastrophes annoncées et de faire gagner par un anti-impérialisme global la cause internationaliste du genre humain. Au nouvel âge de l’impérialisme doit répondre un nouvel âge des résistances.
1 Romaric Godin, « Donald Trump dessine les contours d’un nouvel impérialisme états-unien », Médiapart, 8 janvier 2025.

L'intégralité des articles du dossier "Un nouvel âge de l'impérialisme ?" sont à retrouver dans la revue au format papier. Pour la commander, nous écrire à revolution.ecosocialiste@proton.me