N. Ash & S. Mare

Les drogues, c’est mal. Voilà, en somme, le consensus autour de la question en France et dans le monde. Trafic et violences d’un côté, addiction et infections de l’autre, ou encore isolement social et perte de volonté. Peu importe le sujet – qu’il soit sécuritaire, sanitaire ou social –, les drogues sont un fléau. Naturellement, elles doivent être combattues et éradiquées de la société. Pour les idéologues bourgeois, parce qu’elles pervertissent la jeunesse et sèment le désordre ; pour de nombreux marxistes, parce qu’elles détournent les masses de l’objectif révolutionnaire et les maintiennent dans un état de torpeur.

Du côté bourgeois, l’hypocrisie est flagrante. L’appréhension de la consommation de drogues licites et illicites est conditionnée par le statut social du consommateur et le « prestige » de ce qui est consommé, même quand les produits et les principes actifs sont rigoureusement les mêmes. Dès lors, la définition de la légalité ou de l’illégalité d’un produit est un choix strictement politique. Son pendant, la répression socialement orientée, est une arme de répression massive pour des pans du prolétariat d’un pays, singulièrement pour les secteurs connaissant une oppression raciste spécifique par le biais de la « guerre à la drogue ».

Cependant, si cela est nécessaire, il ne suffit pas de dénoncer cette hypocrisie bourgeoise et de défendre une véritable sobriété prolétarienne et l’application des mesures d’interdiction à tous et toutes, y compris aux bourgeois.

Anxiété au travail, angoisse de la misère…

Il ne suffit pas non plus de relever avec une forme de quiétude libérale que la consommation de produits générant de l’ivresse ou ayant des effets calmants est une pratique que l’on retrouve dans toutes les cultures.
La thèse fondamentale de ce dossier est que si la consommation de drogues licites ou illicites est un phénomène historique, la société capitaliste restructure cette pratique et tend à générer des situations des dépendance ou d’addiction. L’anxiété créée par le travail, salarié ou non, l’angoisse de la misère, les humiliations subies, le non-traitement de violences morales et/ou physiques subies, l’absence d’un quelconque horizon de vie souhaitable, l’aliénation générée par la société capitaliste engendrent le besoin de consommations diverses pour « tenir le coup » et avancer qui peuvent évoluer vers une dépendance destructrice pour une personne et ses proches. Il s’agit pour le prolétariat de vivre avec cela, tout en continuant à agir individuellement et, surtout, collectivement.
Ainsi, les drogues sont un plaisir et une solution, partielle, insuffisante et temporaire certes, mais une solution qui permet de continuer et faire d’autres choses (avoir une sociabilité amicale, se syndiquer, militer, se former, etc.). En bref, il existe un intérêt à consommer des drogues, tout comme il est vrai que cette consommation peut avoir des conséquences néfastes pour la santé et que la société capitaliste renforce les dynamiques pouvant transformer ces consommations en addiction (et contrairement à la légende médiatique, aucune drogue n’entraîne de dépendance en une consommation).

Contre la répression et la stigmatisation

Dès lors, au-delà de tel ou tel choix et parcours individuel, il est vain de défendre une forme de sobriété permanente comme modèle société afin de renforcer la mobilisation des masses. C’est la transformation des conditions sociales qui peut avoir des conséquences sur les consommations des drogues, pas l’inverse.
Il en découle une conception des tâches politiques par rapport aux drogues qui est fondamentalement antirépression, antistigmatisation, en soutien aux consommateurs et qui fait le lien permanent avec la critique de la société capitaliste.

Cela se traduit par la nécessité de la guerre à la « guerre contre la drogue », ce monstre au cœur des dispositifs de répression, qui peut être plus ou moins violente, particulièrement en France, l’un des pays occidentaux les plus répressifs dans ce domaine.

Il s’agit également, dans une logique classique de défense des services publics, de s’opposer aux remises en cause de dispositifs de santé qui semblaient jusqu’alors acquis. C’est le cas emblématique des salles de consommation (officiellement connues comme HSA, péjorativement comme « salles de shoot »), dont le maintien n’est pas assuré à la fin de l’année 2025, alors même que toutes les études et évaluations ont démontré leur efficacité. La drogue est montrée comme la responsable de tous les maux du pays, et devrait donc être éradiquée – y compris si ceux qui la consomment devraient aussi disparaître.

Il s’agit enfin de développer des politiques de transition alternatives. Pour cela, des normes internationales peuvent être des appuis. La résolution adoptée à l’ONU mentionnait pour la première fois un principe clé d’une politique des drogues fondée sur les droits humains : la réduction des risques. Ce principe pose simplement que les personnes qui consomment des drogues ont le droit de vivre. À ce titre, elles doivent avoir accès à des services de santé et à des moyens de consommer dans un cadre sécurisé. Il a été créé par les personnes qui consomment des drogues elles-mêmes, au milieu des années 1980, dans un contexte d’épidémie de sida particulièrement violent. Il s’est étendu et étoffé : légalisation et régulation, lutte contre la répression des personnes LGBTQI+, racisées et précaires, remise en question du capitalisme… Les militants de la réduction des risques ont construit un corpus idéologique au fort potentiel révolutionnaire. Il est important que la gauche puisse s’en emparer.

Un contre-discours révolutionnaire

Ce dossier ne prétend pas à l’exhaustivité, il ne traite pas d’un ensemble de produits, de pratiques et de situations : le tabac, les jeux d’argent, les opioïdes, le chemsex… mais il est constitué à partir de l’approche qui vient d’être exposée et qui peut s’appliquer à ces situations tout en tenant compte de leurs spécificités.

Nous commençons par un article explicitant ce que signifie parler d’une guerre à la drogue comme guerre contre les personnes précaires et racisées, en quoi c’est avant tout un outil de contrôle et de répression. À l’heure où la légalisation du cannabis est au cœur du discours sur les drogues à gauche, nous proposerons une approche critique de cette proposition, dans un article rappelant les risques d’une légalisation du cannabis qui oublierait les populations dont la survie dépend aujourd’hui du trafic.

Nous poursuivons en élargissant le débat à la régulation de l’ensemble des drogues, et en tentant d’imaginer à quoi pourrait/devrait ressembler une légalisation débarrassée des logiques de marché. Nous abordons également comment le versant usage des produits d’une politique des drogues de gauche doit être fondée sur les principes de la réduction des risques, émancipatrice et solidaire. Un article étudie, à travers l’exemple des salles de consommation, comment le système répressif – qui pressurise et pousse à la consommation d’un côté, qui réprime de l’autre – refuse des solutions dont l’efficience est pourtant prouvée scientifiquement, justement parce qu’elles remettent en cause le narratif de la guerre à la drogue. La régulation des drogues légales, elle existe déjà : pour l’alcool. Un entretien revient sur la place de celle-ci dans la question des drogues, dans la société française, et sur comment l’alcool est aussi mis au service d’un système classiste. Enfin, nous concluons sur un second entretien qui s’intéresse au rapport que les consommations de drogues entretiennent avec le travail, dans une société capitaliste qui aliène les travailleurs et les pousse à un culte de la performance toujours plus poussé et inatteignable naturellement.

À travers ce dossier, nous aspirons ainsi, à notre échelle, à renseigner la réalité de cette guerre à la drogue, à réaffirmer son échec et à en expliciter les fondements. Nous espérons pouvoir contribuer à construire un contre-discours, véritablement de gauche, authentiquement révolutionnaire.

L'intégralité des articles du dossier "Drogues : que choisir ?" sont à retrouver dans la revue au format papier. Pour la commander, nous écrire à revolution.ecosocialiste@proton.me